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Oublie tout ce que tu sais*  

Par Almendra Benavente  


L'été dernier, j'ai eu l'occasion de visiter La Ciotat, ville paisible abritée par des falaises à l'est de Marseille. Lors de mon séjour, j'ai appris que les frères Lumière y avaient réalisé l'une des premières projections de films et que l'un de leurs premiers métrages – qui avait d’ailleurs bouleversé le public – était précisément l'image du train entrant en gare de la ville. On attribue aux frères Lumière la création du cinéma. Enfin, c'est ce que je savais. 

Mes amis locaux avaient appris, en revanche, que le créateur était plutôt Thomas Alva Edison. Une fois le débat ouvert et après les recherches correspondantes, dont une mention à Jean Le Roy, nous sommes arrivés à diverses conclusions : les frères Lumière ont réalisé les projections qui ont donné lieu au cinéma que nous connaissons aujourd'hui, mais Edison est à l'origine du mécanisme qui a rendu cela possible. Il n'y avait pas pour autant une seule réponse, mais encore plus de questions : qui avait donc créé le  cinéma ? Par ailleurs, quand est-ce qu'on peut dire qu’une découverte a-t-elle  vraiment eu lieu ?  

Je me souviens alors de mes études en Histoire à l’université au Chili. La première leçon en classe fut : oubliez tout ce que vous savez. Ce cours est  appelé "Historiographie", car l'histoire est racontée par ceux qui l'écrivent. Ou ceux qui gagnent ou s'imposent face aux autres. Et quelles histoires sont racontées en Amérique latine ? Qui a découvert quoi et quand ? La  découverte de l'Amérique a été l'une des premières choses que j'ai dû oublier. Ou corriger.  

L'histoire d'Hercule Florence s'inscrit dans cette même recherche. Non celle d'une vérité ultime, mais plutôt des diverses vérités qui existent pour raconter une histoire.  

Dès ses premiers enseignements, Livia Melzi, artiste plasticienne née à São Paulo, apprit que la photographie avait été découverte par Florence au Brésil. Immigré français arrivé en 1824, il s’est consacré à illustrer la nature brésilienne et à expérimenter avec du nitrate d'argent et une chambre noire. Mais, au bout du compte, son histoire n'a pas fini d'être écrite, car les négatifs qu'il envoyait aux laboratoires européens arrivaient toujours vierges. Comme les images qu'il n'a pas pu regarder, son histoire s'est évanouie, obtenant peu de reconnaissance de son vivant, mais étant à jamais gravée dans l'esprit des habitants du Brésil.  

Après s'être spécialisée en océanographie et en photographie, Livia Melzi s'est installée à Arles. À l'époque, elle s’est rendu compte que tout le monde parlait de photographie mais sans jamais mentionner Florence. Sur ce  continent, l'inventeur était Niepce, même si ce fut dix ans après les expériences du Français au Brésil. Il est devenu donc l'un des nombreux personnages de la mythologie latino-américaine qui habitent notre continent, simplement parce que l'histoire qui nous a été racontée était une autre.  

Afin de démêler ses souvenirs, Melzi décide alors de retracer les pas du photographe au Brésil. Dans cette quête, elle se rend dans les lieux qu'il visita autrefois. Elle recrée ensuite dans Devenir Hercule Florence (2015) un cabinet de curiosités, exposant ses reliques et invitant un saxophoniste à interpréter la zoophonie de Florence, composition qu'il a faite du chant des oiseaux dans ce pays. En ravivant ses découvertes, elle les fait vivre à travers un autre.  

Plus tard, dans Terra Papagalli (2016- 2018), œuvre qui fait partie du Musée d'histoire naturelle de France, l'artiste décide comment elle veut représenter son pays d'origine, en renonçant et en détournant l'imagerie colonialiste du perroquet de Terra dos Papagaios, nom que les Européens donnaient au Brésil. Au moment de l'empailler, elle y introduit un message en coulisse pour l'avenir : une capsule temporelle avec des informations cryptées pour ceux qui souhaitent aller un peu plus loin. Le Brésil, décidément, ce n'est pas  seulement des palmiers et des perroquets.  

Pendant sa résidence à Dos Mares, Melzi explore la construction artistique et identitaire de l'Amérique latine à travers des objets chargés du poids du colonialisme européen. Dans Qu'il était bon mon petit Français (2019-2020), elle fait référence au film du Cinema Novo qui parle de l'arrivée d'un Français qui, à l’époque de la colonisation, est accueilli par les Tupinambá puis dévoré selon un rite cannibale.  

À cette occasion, l'artiste laisse derrière elle le sujet du cannibalisme, qui pendant des années a servi à alimenter des mythes sur son pays et se concentre plutôt sur la recherche des manteaux de la tribu Tupinambá, qui cachent derrière eux un scenario plus complexe et inconnu. 

Au XVIe siècle, les colonisateurs européens ont d'abord ordonné la destruction des manteaux, avant de les usurper et de les apporter à l'aristocratie en Europe en tant que cadeaux exotiques. Les manteaux de plumes sacrés, symbole de la résistance des Tupinambá, sont actuellement exposés dans leur intégralité dans des institutions européennes, à défaut d'exemplaires dans leur pays d'origine. Melzi s'interroge ainsi sur l'accès au propre patrimoine ; le rôle des musées ; invention européenne, non seulement comme entité de conservation, mais aussi comme dispositif de pouvoir.  

Afin de libérer de l'espace dans notre mémoire et poursuivre l'exercice de réécrire notre propre histoire, il a fallu vider et rompre avec ces symboles qui la bloquaient. Nous le constatons aujourd'hui dans les rues, avec la chute de monuments qui exaltent des personnages historiques qui ne méritent pourtant pas d'être rappelés. L'artiste s'inspire de ces faits, en projetant des vidéos de l'exil de statues emblématiques lors des mouvements sociaux, et ce en Amérique Latine mais aussi dans différentes parties du monde.  

En parallèle, elle aborde la découverte du buste de Jules César dans la vallée du Rhône. Buste du personnage mythique de la culture européenne, récupéré après avoir été submergé pendant plusieurs siècles – probablement suite à son expulsion par les habitants d'Arles, où le buste reposait à l'origine– il est finalement reconsacré aujourd'hui.  

La destruction des symboles de pouvoir n'est pas donc récente, peut-être fallait-il seulement s'en souvenir. 

*Texte réalisé en août 2020 lors d'une résidence à Dos Mares dans le cadre du Printemps de l'Art Contemporain (PAC) à Marseille.